LA DISTANCE INTIME
Marie de Hennezel, psychologue
European journal of palliative care, 1998

Marie de Hennezel envisage le paradoxe de la distance professionnelle et du contact intime entre soignants et soignés.

 Ce titre m’a été inspiré d’une part par la lecture d’un article peu connu de David Barnard, professeur d’Humanités en Pennsylvanie, et d’autre part par la nécessité que j’ai ressentie de traiter cette question hautement polémique et paradoxale, de la distance « juste » à établir entre soignants et soignés, dans le contexte de la fin de vie.

     Comment rester une personne humaine, sensible à la souffrance de l’autre, sans se perdre dans cette souffrance ? Comment ne pas se couper de sa propre résonance intérieure aux questions profondes que ne manquent pas de soulever en nous la souffrance et la mort d’autrui ? Comment rester proche sans s’identifier ?

     La distance juste entre soignants et soignés repose autant sur la capacité d’accueillir l’intimité psychique et même physique des échanges que sur la capacité d’admettre ses propres peurs, ses propres échecs, et sa vulnérabilité. La distance juste n’est pas une distance entre soi et l’autre, mais la distance que nous pouvons établir vis-à-vis de nos propres affects, non pas en les déniant ou en les refoulant, mais en acceptant d’être en quelque sorte leur disciple.

     J’ai moi-même publié en 1995 un livre de souvenirs et de témoignage de mon expérience de psychologue dans un service de soins palliatifs, La Mort intime, qui a donné lieu ça et là à une polémique sur l’implication affective des soignants, confrontés à la mort de leurs patients. On m’a reproché de m’asseoir sur le lit des patients, de les prendre dans mes bras et d’inciter les soignants à une proximité affective estimée par certains comme dangereuse.

Peut-être mes critiques n’ont-ils pas assez perçu les conditions qui permettent une telle implication, la formation qu’ont reçue les soignants, la réflexion quotidienne qui accompagne cette attitude de proximité, qui fait d’elle non pas un danger, mais l’occasion de devenir plus humains.

 Pourquoi parler d’intimité ?

Dans son article David Barnard part d’un constat. La relation entre un patient gravement malade ou mourant et le médecin ou le soignant qui prend soin de lui offre maintes occasions d’intimité. Celle-ci s’impose, pourrait-on dire, par surprise. L’intimité n’est pas le résultat d’une stratégie clinique ou même le résultat de techniques de communication particulières. Il s’agit d’une expérience qui nous « tombe dessus », qui nous saisit tout entier hors du champ de maîtrise ou de contrôle qui nous essayons de maintenir.

     La question n’est donc pas de savoir si la rencontre avec le patient doit ou non avoir un caractère intime. Elle est plutôt de réfléchir aux défis et aux ouvertures auxquels nous confrontent ces rencontres intimes imprévisibles, et de savoir comment y répondre.

     Car ces rencontres intimes, nous dit-il, sont fécondes. Elles sont susceptibles de nous enrichir considérablement. Elles ouvrent à la fois soignant et patient à la possibilité de se sentir reliés, de trouver sens, espoir et même joie au milieu de grandes souffrances. Elles suscitent néanmoins la peur et notamment la peur de se perdre dans l’agonie de l’autre, et d’être submergé par la souffrance, et le chaos, et en quelque sorte de s’y désintégrer. Réfléchir à la place qu’il convient de donner à ce concept d’intimité dans les soins palliatifs, demande d’évaluer soigneusement non seulement les risques et les peurs qu’elle suscite, mais aussi d’en apprécier la fécondité et les ouvertures.

     Mais revenons à ce caractère imprévisible de l’intimité, au fait qu’elle peut surprendre chacun d’entre nous en situation de soin ou d’accompagnement d’une personne mourante. David Barnard cite le témoignage d’un médecin qui assume son rôle professionnel auprès d’une patiente. Il s’informe sur l’histoire de sa maladie. Il s’informe et cherche à comprendre la situation compliquée de sa patiente d’un point de vue « bio. psycho. social ».  Et puis tout d’un coup se produit un moment de profonde intimité. Il se surprend à exprimer à sa patiente qu’il commence à comprendre combien ce qu’elle vit est dur. Voilà comment il décrit la situation :

     Ses yeux se remplirent de larmes et elle acquiesça lentement de la tête. Voyant combien elle était touchée que quelqu’un comprenne, ne serait-ce qu’un instant, l’enfer personnel qu’elle subissait, je sentis mes yeux se remplir de larmes à leur tour, et un grand frisson parcourut ma colonne vertébrale. Pendant un moment, j’ai eu l’impression que nous ne faisions qu’un, que nous faisions l’un l’autre partie d’un tout. C’était très paisible et rassurant et même plein d’amour.

 Le « je » et le « tu »

David Barnard commente ce passage en disant que le médecin et sa patiente se sont rencontrés au cœur de leur être. Tandis que leurs regards se rencontraient dans ce moment de compréhension et d’acceptation profonde, à la fois le médecin et sa patiente ont été arrachés à leurs rôles habituels pour entrer dans le royaume de la rencontre interpersonnelle.

     Se référant à la distinction que le philosophe Martin Buber établit entre le « je » et le « ça » d’une part et le « je » et le « tu » d’autre part, David Barnard nous dit que dans ce moment de rencontre authentique et profonde entre le médecin et sa patiente, il y a eu passage de la relation « je-ça » à la relation « je-tu ».

     Le médecin ne s’est pas contenté de percevoir de manière juste la souffrance de sa patiente et de la reconnaître de manière objective, ce qui peut se faire tout en restant à l’intérieur de son rôle, de sa fonction, comme un individu séparé (correspondant à la relation « je-ça » de Buber). Il a laissé tomber ses barrières défensives, s’est ouvert à sa propre vulnérabilité, et en faisant cela il a véritablement rencontré sa patiente comme la personne qu’elle était, et s’en est trouvé transformé lui-même. Il a établi une relation « je-tu ». Le « je » de la relation « je-tu » devient consciente de ce qui le relie à tous les autres humains.

     Nous savons combien notre médecine moderne tend à traiter les patients comme des « corps malades » plutôt que comme des personnes. Dans ce monde de l’effectivité, il y a peu de place pour l’affectivité. Nous savons aussi combien les formations données aux soignants sur la relation « soignant-soigné » se montrent soupçonneuses et méfiantes à l’égard de tout ce qui mettrait en jeu quelque chose de profond ou de personnel. On y parle de « respect » pour le patient, mais jamais « d’amour » ou « d’intimité », car l’intimité suppose d’abaisser les barrières entre les personnes, alors que la notion de « respect » maintient ces barrières.

     Certes, on enseigne les techniques d’empathie, on exhorte les soignants à traiter les patients comme des personnes, on encourage l’écoute active, la communication non-verbale. Mais toujours le patient est présenté comme un individu séparé, et rarement le soignant est encouragé et aidé à sentir la résonance affective en lui, à sentir ce lien de solidarité dans la souffrance qui est le tissu même de notre humanité.

     Toutes ces techniques, bien sûr, ont leur importance, mais elles ne préparent pas à faire ce que l’auteur appelle «la rencontre intime », la rencontre du « je » et du « tu » de Buber, car cette rencontre déjoue toutes les techniques et toutes les stratégies défensives. Elle ne peut qu’être spontanée, authentique, et jaillit la plupart du temps de ce lieu intérieur où patients et soignants se découvrent impuissants et vulnérables.

 « Je ne peux pas » et « je ne sais pas »

Le domaine des soins palliatifs offre constamment l’occasion de ce type de rencontres intimes imprévisibles, tant la relation entre le patient et les soignants est marquée par le poids de l’impuissance. Tous les « je ne peux pas » et les « je ne sais pas » qui signent le dénouement et la vulnérabilité de tous les partenaires de la scène de mort.

     La plupart du temps, nous passons à côtés de ces occasions de rencontre. Mais il y a aussi des moments d’intimité, qui, comme nous le dit le Professeur Barnard, surgissent par surprise, comme des moments de grâce, nous rapprochent de nos patients et nous transforment.

     J’aimerais, à ce propos, évoquer ici une situation vécue il y a quelque temps par une jeune infirmière, surprise par l’irruption d’un tel moment d’intimité. Elle venait d’accueillir une jeune femme de son âge atteinte d’une tumeur inopérable et qui avait été informée de l’impossibilité d’opérer. Après l’avoir confortablement installée dans son lit, l’infirmière s’est assise à côté d’elle et sans doute touchée par cette marque de disponibilité, la jeune patiente a établi spontanément le contact, en prenant la main de l’infirmière. La regardant droit dans les yeux, elle lui a alors demandé : « Dis-moi, est-ce que tu crois que je vais mourir ? »

     L’infirmière s’est alors sentie comme aspirée au fonds d’un puits. Tout se défaisait en elle, elle ne savait quoi répondre. Elle est donc restée muette, totalement désemparée, mais elle est restée là. Elle n’a pas cherché à fuir, ni à contourner la question, elle n’a pas cherché à cacher les larmes qui maintenant remplissaient ses yeux.

     La situation lui demandait non pas de « dire la vérité », mais de rester vraie, c’est-à-dire en contact avec son sentiment du moment, un sentiment d’impuissance radicale. Quelques secondes à peine ont passé, et la jeune patiente a repris la parole « J’ai compris… je te remercie. Maintenant parlons d’autre chose ! »

     C’est une situation assez courante dans le quotidien des soins palliatifs – un malade, tôt ou tard sentant qu’il va mourir, et portant ce sentiment dans une grande solitude, cherche à le partager avec quelqu’un d’autre. Parfois, cette quête de partage prend la forme d’une question, comme nous venons de le voir, une question qui ne demande pas nécessairement de réponse.

     La question semble venir là pour jeter un pont. Trop souvent, nous nous dérobons devant ces questions, et le sentiment de solitude du patient augmente. Mais lorsqu’en face de cette question, il y a quelqu’un pour l’accueillir à partir de sa propre vulnérabilité, alors le pont est établi, et les piliers de chaque côté se renforcent mutuellement.

     Le paradoxe de cette situation, c’est que montrer à un patient que l’on est démuni, ému, vulnérable, loin de l’affaiblir, lui permet au contraire d’accepter sa condition humaine et la difficulté de son destin.

     Car en osant rester là au cœur de notre impuissance, il se produit une communion intime. Il y a un lien entre l’acceptation de notre impuissance et la rencontre avec l’autre à un niveau très profond. L’effondrement de nos stratégies défensives est souvent une grâce, une bénédiction, lorsque nous osons partager notre sentiment avec nos patients. Oser dire ou montrer : « moi aussi je suis démuni, moi aussi je souffre de ne rien pourvoir faire pour empêcher ce qui t’arrive ».

     Ne faut-il pas accepter d’être nu devant l’autre, abaisser ses barrières, entrer dans son impuissance et s’en servir comme d’un tremplin qui propulse dans un moment de rencontre authentique ? Alors la relation bascule. Ce n’est plus une relation entre un « je » et un « ça », entre une personne forte de son pouvoir ou de son savoir et entre une personne affaiblie et impuissante. C’est une relation entre un « je » et un « tu », une relation entre deux personnes qui souffrent chacune à leur manière de leur impuissance devant la souffrance d’être mortel.

     La spontanéité de la réponse émotionnelle de l’infirmière a crée un lien de solidarité dans la souffrance avec sa patiente, au moment où précisément celle-ci pouvait se sentir profondément seule.

 La fécondité de la rencontre intime

Je rejoins là le Docteur Barnard lorsqu’il affirme que s’il y a fécondité de la rencontre intime avec le patient, en soins palliatifs, c’est :

  • D’une part parce que c’est la meilleure manière de faire sentir à quelqu’un qu’il n’est pas seul dans sa souffrance.

  • D’autre part parce qu’il se crée alors un espace psychique et spirituel à l’intérieur duquel un changement, une évolution, une croissance sont possible.

     Dans l’exemple évoqué, la vérité de rencontre entre l’infirmière et sa patiente a permis à la première d’assumer l’accompagnement de la seconde jusqu’au bout, avec un sentiment de force et de paix qui s’enracinait dans la confiance réciproque que ce court instant d’intimité avait créé entre elles. Quant à la patiente, profondément rassurée par la possibilité qu’elle avait d’exprimer ses sentiments quels qu’ils soient, elle a montré qu’elle pouvait faire face avec courage et créativité à la menace de mort qui pesait sur elle.

     Quelques jours après la scène que je viens de décrire, elle a pu exprimer à l’infirmière le souhait qu’elle avait de mourir entourée par tous les soignants qu’elle aimait. C’est ainsi qu’elle est morte, quelques instants après un bain auquel avaient participé un bon nombre d’entre eux.

 La peur de l’intimité

Cette présence intime, dont nous venons de parler, capable de communiquer un sentiment de solidarité et de créer de l’espace pour du sens, suscite également de la peur. Nous connaissons bien cette peur. C’est elle qui dans notre société impose silence à ceux qui souffrent. Mais c’est aussi celle que nous rencontrons tous dans le quotidien des soins palliatifs, et dont nous nous protégeons de multiples manières.

     Nous utilisons l’évitement, la fuite, le déni, la pitié, en entretenant l’illusion que le contrôle de la douleur et des symptômes suffit à éliminer la souffrance psychique, en nous abritant derrière des gestes techniques ou derrière un discours conventionnel où la maîtrise intellectuelle fait barrage à l’irruption de manifestations affectives, en parlant à voix haute et forte, ce qui dénie tout caractère intime à la rencontre.

     Ou au contraire en adoptant une attitude « contraphobique » d’affectivité débordante par laquelle nous nous déculpabilisons d’un sentiment d’échec inconscient. Chacune de ces attitudes nous tient à l’écart de l’expérience profonde et intime du patient.

     Au cœur de cette peur de l’intimité avec un mourant, il y a la peur de rencontrer notre propre dénouement, notre propre vulnérabilité, notre propre impuissance devant le chaos et la désintégration que vit l’autre.

     Comment tenir ensemble le désir d’intimité dont nous sentons tout ce qu’elle peut nous apporter en termes de joie spirituelle, de communion humaine, d’accès à une dimension plus profonde de la vie, et la peur de nous trouver confrontés à des forces destructrices dont nous redoutons qu’elles ne viennent aussi détruire une certaine image que nous nous sommes faits de nous-mêmes et de notre fonction, une image où la capacité de contrôler les situations, de maîtriser les émotions est évidemment centrale ? N’avons-nous pas une peur profonde de perdre cela ?

     Il ne s’agit ni de nier ou de refouler cette peur, car c’est au contraire en osant la vivre et l’accepter que nous pouvons faire une place à la rencontre intime.

     Il nous faut donc vivre avec cette tension qui existe entre le désir d’intimité et la peur qu’elle engendre, et c’est là le véritable défi et la véritable difficulté des soins palliatifs. Aider les soignants à vivre avec cette tension, n’est pas leur enseigner des techniques de relaxation ou de communication, mais accueillir leur vulnérabilité pour qu’ils puissent l’exprimer sans peur d’être jugés, et la partager.

     C’est les encourager à parler de ce qui les touchent et les émeuvent en profondeur, à oser parler de leurs limites et de leurs sentiments d’impuissance et de culpabilité, si souvent inavouables. Les aider à découvrir qu’en agissant ainsi, ils deviennent plus humains, et davantage capables d’accompagner la souffrance d’autrui.

 Le défi spirituel

Le professeur Barnard pense que l’enjeu de cette tension est d’ordre spirituel :

     Nous ne pouvons pas seulement penser en termes de réduction du stress ou de prévention du burn out, même si ces questions sont cruciales. Car nous passons à côté de quelque chose de tout aussi crucial si nous ne relevons pas le défi spirituel qui consiste à accepter notre finitude et notre vulnérabilité d’êtres humains, en quête d’amour et de sens face à la mort, et à trouver courage et espoir dans cette acceptation.

     Ce défi nous le savons bien est un défi que nous n’aurons jamais fini de relever.